Photo : navires allemands pendant un exercice BALTOPS © U.S. Naval Forces Europe-Africa/U.S. Sixth Fleet, 2009
En raison de sa polyvalence et de sa capacité de projection, la Marine est traditionnellement l’arme la plus étroitement liée à la politique étrangère et à la stratégie internationale de l’Allemagne au sens large, dans la mesure où elle a au cours des dernières décennies systématiquement été déployée en premier recours. D’un point de vue tactique et aux vues de l’évolution des opérations militaires dites « multi-milieux, multi-champs », l’appui naval aux forces terrestres va bien au-delà du débarquement amphibie et prend une dimension nouvelle de plus en plus élargie, complexe et indispensable au bon déroulement de la manœuvre interarmées, ne serait-ce qu’en termes de soutien et de logistique, de protection des forces, mais aussi de C2, connectivité, ciblage, cyber et renseignement.
Stratégie et politique étrangère de l’Allemagne : le rôle majeur de ses forces navales
Par Dr. Moritz Brake
A en juger par la manière dont elle déploie et hiérarchise financièrement ses forces armées – en particulier sa Marine -, la portée de la perspective stratégique de l’Allemagne semble s’être considérablement modifiée, passant d’une vision globale, large et maritime à une perspective beaucoup plus régionale et continentale. En raison de sa polyvalence et de sa grande utilité politique, la Marine est traditionnellement l’arme la plus étroitement liée à la politique étrangère et à la stratégie internationale de l’Allemagne au sens large. Au cours des trente dernières années, la Marine allemande a été un “instrument du chancelier” dans ses déploiements internationaux.
Par conséquent, l’engagement de la quasi-totalité de la flotte en mer du Nord et en mer Baltique dans un avenir prévisible est un indicateur fort de l’orientation des priorités internationales et stratégiques de l’Allemagne.
Les navires disponibles de la Marine allemande se concentrent sur la dissuasion de toute agression et le soutien de la solidarité de l’alliance en mer du Nord et en mer Baltique, ce que l’on appelle le “flanc nord” dans la stratégie de défense de l’OTAN. Compte tenu de la faiblesse actuelle des effectifs de la flotte, la Marine n’a guère de marge de manœuvre dans les années à venir pour assurer une présence dans le monde au-delà de ses eaux territoriales. Autre signe évident de l’orientation régionale de la politique de défense allemande, la Marine est défavorisée dans la répartition des cent milliards d’Euros du “Sondervermögen”, le budget spécial alloué à la Bundeswehr dans le cadre de la Zeitenwende du chancelier Scholz.
Une concentration à court terme sur le continent européen est certainement judicieuse pour les forces terrestres et aériennes de la Bundeswehr, mais il en va tout autrement pour la Marine. Les forces navales sont un instrument de politique étrangère flexible et déployable à l’échelle mondiale. Elles peuvent soutenir un large éventail d’objectifs politiques par des missions militaires, de représentation, d’aide humanitaire et de maintien de l’ordre. Un navire doté du même équipement et du même équipage peut passer sans problème d’une tâche à l’autre.
Sans la contribution de l’Allemagne, la puissance maritime européenne est par ailleurs impensable. À l’heure actuelle, il est donc nécessaire de procéder à une véritable division du travail au sein des forces armées allemandes : l’armée de Terre et l’armée de l’Air se concentrent sur la dissuasion continentale en Europe, tandis que la Marine garde un œil sur le monde en s’inscrivant dans la politique étrangère allemande et européenne.
Les navires de guerre sont un signe internationalement visible d’engagement et de capacité d’action. Le ministère allemand des affaires étrangères les apprécie également depuis des décennies, et pas seulement en tant que plates-formes pour des réceptions prestigieuses dans des ports étrangers. En l’espace de quelques semaines, un seul et même navire peut atteindre et représenter les endroits les plus éloignés du monde, sauver des réfugiés de la mer, lutter contre la piraterie ou affronter d’autres agresseurs. Cela implique relativement peu de risques financiers, politiques et militaires.
Les navires de guerre ne mobilisent pas beaucoup plus de ressources budgétaires qu’ils soient déployés dans l’océan Indien ou dans les eaux territoriales – et arborent le drapeau de l’Allemagne et de l’Europe dans des régions importantes pour la politique étrangère de ces derniers. En outre, grâce à leurs systèmes d’armement modernes, ils sont très résistants et offrent la possibilité d’être déployés pendant de longues périodes loin de chez eux, de manière largement autosuffisante pendant des semaines, avec seulement quelques visites occasionnelles dans les ports pour des raisons logistiques.
« Examinez l’option navale en priorité » : la Marine, reflet traditionnel de l’engagement de l’Allemagne sur la scène internationale
Au cours des trois décennies qui se sont écoulées depuis la fin de la guerre froide, l’Allemagne a pris conscience de la valeur de la Marine en tant qu’instrument de politique étrangère. Alors que le chancelier Helmut Kohl avait tout simplement oublié la Marine et sa part dans les niveaux de force globaux de la Bundeswehr dans le cadre des traités « deux plus quatre » (l’armée de Terre et l’armée de l’Air devaient alors “renoncer” à une part de leurs futurs effectifs), elle est rapidement devenue une alternative militaire importante aux « rangers » comme ce fut le cas pendant la guerre des Balkans des années quatre-vingt-dix.
Peu avant le passage au nouveau millénaire, le ministre des finances de l’époque, Hans Eichel, avait envisagé de sacrifier la Marine sur l’autel des « dividendes de la paix » alors en vogue à l’époque. Mais, dès la réaction aux attaques terroristes du 11 septembre 2001, c’est bien la Marine que le chancelier Gerhard Schröder a envoyée comme signal visible de la solidarité de l’alliance dans la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis. Et c’est bien avec une flotte dont le déploiement hors des eaux territoriales allemandes n’avait jamais été aussi important depuis les escadres de croiseurs impériaux du Kaiser, que la Marine a participé à la présence conjointe dans la Corne de l’Afrique. La présence visible de la Marine et sa capacité à agir aux côtés de l’Amérique et des autres alliés dans l’Océan indien ont largement contribué à donner à Schröder la marge de manœuvre dont il avait besoin pour pouvoir dire « non » à la participation à la guerre en Irak en 2003 sans que cela n’entraîne de dommages majeurs en matière de politique étrangère.
Pour la chancelière Angela Merkel, la Marine a également offert à plusieurs reprises la possibilité de faire preuve d’un engagement fort en matière de politique étrangère. Au Moyen-Orient par exemple, dans le cadre de la mission des casques bleus de la FINUL au large des côtes libanaises (laquelle perdure depuis 2006), les navires de guerre ont également permis de résoudre le dilemme auquel les soldats de la paix allemands auraient pu être confrontés sur terre entre le mandat de la mission, le Hezbollah et les forces israéliennes. En outre, la mission en Méditerranée orientale a permis de contrer les appels de plus en plus pressants des alliés pour que la Bundeswehr participe aux opérations de combat dans le sud de l’Afghanistan, qui entraînaient de lourdes pertes. Ce n’est que lorsque la Marine, avec près de mille soldats, a pris la direction de la mission maritime de maintien de la paix que le gouvernement allemand a officiellement rejeté l’appel des alliés en faveur d’un engagement militaire accru en Afghanistan.
Au moins depuis la chancellerie de Schröder, les gouvernements fédéraux semblent avoir intériorisé le credo de l’ancien chef d’état-major de la Marine allemande, le vice-amiral Lutz Feldt : « chaque fois que l’emploi de moyens militaires semble s’imposer, examinez d’abord l’option navale ». Qu’il s’agisse de la lutte contre la piraterie dans la Corne de l’Afrique, de la protection des voies maritimes, base d’une économie mondialisée importante pour l’humanité tout entière, ou du sauvetage des réfugiés en Méditerranée, la valeur de la Marine a toujours été plus grande que la simple prise en charge de la tâche spécifique à accomplir. Lors de la crise financière de 2008, l’UE avait besoin de signaux clairs de solidarité interne et de capacité d’action. C’est exactement ce qu’ont fait les navires de la mission Atalante au large de la Corne de l’Afrique. Lors de la “crise des réfugiés” de 2015, l’Europe a de nouveau menacé de se désunir et a finalement perdu la Grande-Bretagne. C’est alors qu’une mission navale conjointe de l’UE – l’opération Sophia – en Méditerranée s’est avérée une mesure efficace, permettant de sauver des milliers de personnes, tout en parvenant à apaiser autant les États membres et les citoyens qui se concentraient sur l’aide humanitaire que ceux qui penchaient pour une approche dite « forteresse Europe » de l’immigration.
De nouvelles menaces, des responsabilités élargies
L’Allemagne doit accepter la réalité selon laquelle la compétition stratégique entre les grandes puissances au XXIème siècle inclut toujours la dimension militaire et, au-delà, tous les facteurs qui ont le potentiel d’influencer les sociétés modernes. C’est essentiellement ce que signifie la « Zeitenwende », la prise de conscience de l’existence d’adversaires dans les relations internationales et de leur volonté d’exploiter les faiblesses à tous les niveaux – y compris par la force militaire – pour remettre en cause la position, l’influence, la prospérité et même la liberté de l’Allemagne et de ses alliés.
Les pipelines, les câbles de données sous-marins, les parcs éoliens en mer, les plates-formes pétrolières et gazières ainsi que les ports et les navires sont indispensables aux sociétés modernes d’Europe et d’ailleurs, et ils doivent être protégés. Qui, sinon les Marines – y compris celle de l’Allemagne -, fournira les capacités nécessaires à la protection des infrastructures maritimes critiques ? L’Allemagne est toutefois gênée dans sa réponse par le chevauchement des autorités fédérales et régionales. En outre, la Marine, qui dispose des capacités nécessaires pour faire face au plus large éventail de menaces, y compris sous l’eau, ne dispose pas d’un nombre suffisant de navires et de personnels pour répondre au besoin croissant de protéger les intérêts nationaux et communs en mer.
La disparité entre l’ampleur de la tâche et la disponibilité des ressources pour y faire face conduit à une hiérarchisation nécessaire et particulièrement douloureuse pour la Marine allemande. Avec un montant minuscule du budget extraordinaire de cent milliards d’euros alloué à la marine, et des déficits en matière de munitions, de pièces détachées et surtout de personnels, la Marine n’a pas seulement besoin de plus de navires, elle a besoin de plus de tout. En même temps, l’efficacité dans l’utilisation des ressources disponibles est un facteur encore plus critique comparé à l’utilité de la Marine pour la politique étrangère allemande. La Marine devrait être utilisée là où les gains par rapport à l’effort investi devraient être les plus élevés – ou là où les dangers évités et les risques gérés sont les plus importants.
Une capacité multi-rôle à ne pas sous-estimer, ni sous-employer
La valeur particulière de la Marine en tant qu’instrument de politique étrangère se manifeste également dans la défense nationale et la défense des alliances. Les signes de la Bundeswehr semblent indiquer une dissuasion continentale, comme c’était le cas pendant la Guerre froide. L’armée domine traditionnellement la culture stratégique au sein du ministère de la défense en raison de sa masse. Cela explique peut-être la stratégie actuelle de l’Allemagne, qui se concentre uniquement sur la partie continentale pour elle-même et sa contribution au sein d’une OTAN maritime à vocation mondiale. Cette approche a cependant un prix élevé.
L’Allemagne se prive ce faisant de l’un de ses plus importants instruments de présence mondiale et de capacité d’action si la Marine est immobilisée en Europe avec la quasi-totalité de ses forces disponibles pour protéger le flanc nord de la défense continentale.
A l’heure où l’approvisionnement énergétique de l’Europe se fait presque exclusivement par la mer et passe par des points chauds maritimes majeurs, le risque d’interruption de ces lignes d’approvisionnement vitales doit être contré par des mesures efficaces. Idéalement, le signal clair d’une présence capable d’agir empêchera l’escalade. Mais il est très risqué de se contenter de croire que d’autres régleront le problème, que la piraterie ne reprendra pas dans la Corne de l’Afrique, que le golfe de Guinée se stabilisera et que la navigation dans le détroit d’Ormuz ne sera pas entravée.
Contrairement à l’armée de Terre en déploiement opérationnel au cours des dernières décennies, la Marine va pouvoir jouer différents rôles au sein même d’une mission spécifique. Lorsqu’elle est déployée, elle acquiert même souvent une valeur supplémentaire grâce à une position géographique avancée qui lui permet de réagir à des événements imprévus dans d’autres endroits. Le navire de ravitaillement de combat « Berlin », par exemple, a été déployé dans la Corne de l’Afrique en 2004 et 2005 dans le cadre de la mission antiterroriste « Enduring Freedom » et se trouvait déjà à mi-chemin – du point de vue allemand – pour fournir une aide d’urgence lors de la catastrophe du tsunami qui a frappé l’Asie du Sud-Est à l’époque. Grâce à son hôpital de bord, à sa grande capacité de chargement pour les fournitures d’urgence, à la production d’eau douce et aux deux hélicoptères de transport disponibles, l’Allemagne a été en mesure d’apporter une aide substantielle et rapide.
Aujourd’hui encore, le sauvetage de nombreuses personnes en Indonésie est attribué à l’Allemagne dans cette région importante du monde.
Si la Marine allemande reste dans ses eaux territoriales, elle sera absente du monde. A titre d’exemple, l’Afrique du Sud qui était autrefois un partenaire très proche de l’Allemagne et de sa Marine tend aujourd’hui à coopérer et mener des exercices navals avec d’autres compétiteurs stratégiques. La quasi-totalité de la flotte sud-africaine moderne provient de chantiers navals allemands et, jusqu’en 2015, la Marine allemande effectuait régulièrement des exercices avec la Marine sud-africaine.
Depuis 2015, l’Allemagne n’a plus les navires nécessaires pour maintenir la coopération en raison d’autres engagements et d’autres ont ainsi pris le relais. La situation serait similaire dans la mission de la FINUL en Méditerranée aujourd’hui, tandis que d’autres sont prêts à remplir le rôle de l’Allemagne en Méditerranée orientale si la Marine se retirait effectivement totalement en mer Baltique, ainsi qu’il est beaucoup évoqué en ce moment.
Tracer la voie au-delà de la guerre en Ukraine : prendre garde à ne pas tourner le dos au monde
Le fait que la nouvelle stratégie de sécurité nationale, qui n’a pas encore été divulguée, soit publiée sous les auspices du ministère fédéral des affaires étrangères est une chance pour la République fédérale : la valeur particulière de la Marine en tant qu’instrument politique souple y est de plus en plus reconnue. En fin de compte, l’utilité de la Marine va bien au-delà d’une contribution purement militaire à une partie seulement, limitée sur le plan régional et opérationnel, du défi stratégique global.
C’est pourquoi, l’Allemagne – avec sa Marine – a des responsabilités qui vont bien au-delà de la défense contre une menace militaire de proximité. La guerre en Ukraine entraîne une augmentation de la faim, des difficultés économiques et de l’instabilité dans de nombreux autres endroits du monde. L’Allemagne et l’Europe doivent montrer et agir dans leur propre intérêt et dans l’intérêt commun de l’humanité. Cela signifie que la Marine est actuellement sollicitée pour porter le drapeau de l’Allemagne et de ses alliés, pour apporter une contribution précieuse à la politique étrangère grâce à sa capacité d’action flexible et pour démontrer clairement que la responsabilité de l’Allemagne est globale.