Soutenir la prise de décision militaire grâce aux avancées des technologies de modélisation et simulation

L'utilisation des wargames, de la modélisation et de la simulation prend de plus en plus d’ampleur au sein des armées face au spectre de la guerre hybride. En France l’exercise militaire Orion23 qui s’est tenu au printemps dernier n’a eu de cesse d’intégrer dans ses scénarios les derniers retours d’expérience de la guerre en Ukraine au cours des mois de préparation qui l’ont précédé.Lors de la e-conférence iDeaS by COGES EVENTS du 17 octobre 2023 intitulée "Advancing Simulation Training Research in the Military and Defense Industry », Diederick Stolk et Jennifer McArdle ont mis en avant le pouvoir de transformation du wargaming en décrivant les avancées en matière de formation par la simulation alors que les bonds technologiques s’accélèrent et que le contexte sécuritaire ne cesse d’évoluer. La modératrice de ce panel était Hawa-Léa Sougouna, responsable du programme de conférences pour COGES EVENTS.Voici une synthèse de la discussion qui a eu lieu.
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Wargaming à bord de l’USS Kearsarge par des Marines de la 22nd MEU © Cpl. Yvonna Guyette, 22nd Marine Expeditionary Unit, 2021

 

Synthèse – Cette e-conférence sur « Comment faire progresser la recherche sur la formation par la simulation dans l’industrie militaire et de la défense : améliorer la préparation, la performance et l’innovation » a réuni deux experts : le premier, originaire des Pays-Bas, était Diederick Stolk, directeur de Goldsworthy, Stolk & Associates et un expert dans le domaine de la simulation au centre d’excellence de l’OTAN sur la coopération civilo-militaire (CIMIC) ; la seconde, originaire des États-Unis, était le Dr. Jennifer McArdle, Adjunct Senior Fellow au Center for a New American Security et Senior Director for Defense Programs de CAE USA.

La modératrice de ce panel était Hawa-Léa Sougouna, responsable du programme de conférences pour COGES EVENTS.

Voici une synthèse de la discussion qui a eu lieu.

Décupler l’entraînement des coalitions militaires grâce à la simulation LVC

Jennifer McArdle a expliqué en introduction les trois catégories différentes de modélisation et de simulation (M & S) qui existent :

  1. Live : il s’agit d’une personne réelle dans un environnement réel (pensez à Tom Cruise dans Top Gun jouant Maverick).
  2. Virtuel : il s’agit d’une personne réelle évoluant dans un environnement synthétique (pensez à tout ce qui peut aller d’un simulateur de mouvement complet à un simple casque VR).
  3. Constructif : il s’agit d’entités ou d’actifs synthétiques opérant dans un environnement synthétique (par exemple, un programme informatique).

La M & S peut être utilisée pour toutes sortes d’applications, à commencer par l’entraînement comme c’est le cas par exemple dans le cadre de l’exercice Red Flag. Elle peut également être employée pour l’expérimentation de concepts futurs, tel « Project Overmatch », mélange de M & S live, virtuel et constructif [NDLR : « Project Overmatch » est une initiative de l’US Navy dont l’objectif est de contribuer à l’intégration interarmées en matière de commandement et conduite des opérations dans le cadre du programme JADC2 pour « Joint All Domain Command & Control » (C2 multi-milieux multi-champs ou C2 M2MC en français) initié par le Pentagone depuis quelques années].

Ces exercices ne font pas nécessairement appel à la technologie, le wargame pouvant se réduire à un simple jeu de société ou un exercice de simulation. Tout dépend en fait de l’objectif recherché. Ainsi que l’a souligné Diederick Stolk, les jeux de société et les exercices de simulation basés sur des scénarios sont régulièrement utilisés pour encourager les utilisateurs à réfléchir à certains dilemmes et à la manière dont ils choisiraient d’agir dans certains types de situations. Ce type de jeux de guerre permet d’orienter les exercices et de tester des hypothèses sur des thématiques, telles que : « Que se passe-t-il en Ukraine et quel impact cela peut-il avoir sur nous ? ».

Diederick Stolk a de fait mis l’accent sur l’appréhension traditionnelle entourant l’utilisation des wargames en raison de leur nature éthérée, mais note que depuis l’invasion de l’Ukraine, ils apparaissent de plus en plus comme la bonne approche. Il a souligné la nécessité de trouver des moyens bon marché de s’entraîner, souvent et rapidement, en fonction de l’évolution des menaces : « l’un des meilleurs moyens d’y parvenir », a-t-il expliqué, « est de le faire dans un cadre ludique : envisager de grandes choses à peu de frais ». (One of the best ways to do this is to do it in these play-like settings: contemplate big things at low costs.)

De l’avis de Jennifer McArdle, non seulement les exercices à grande échelle sont rares, mais la plupart des temps les militaires participent à des exercices interarmées internationaux pour la première fois en temps réel sur le champ de bataille. La nécessité d’un entraînement accru des forces armées au sein de la coalition alliée, au-delà de ces grands exercices annuels, est donc essentielle.

La simulation et l’entraînement dit LVC pour Live, virtuel et constructif réunissent les trois approches de M & S pour créer une expérience d’entraînement de haut niveau tout en permettant aux militaires de participer à partir de leur stationnement d’origine.

En dépit de certains obstacles, telles que l’absence de normes communes favorisant l’interopérabilité de certaines technologies, le LVC permet d’étudier divers concepts tactiques et opérationnels au sein d’environnements virtuels et constitue pour la chercheuse américaine l’avenir de la formation en coalition.

Une approche modulaire mieux adaptée à la nature évolutive de la M & S

Pour Jennifer McArdle, il est nécessaire, face à l’évolution de la guerre, d’adopter une approche modulaire et une architecture ouverte permettant de mieux intégrer les enseignements tirés du champ de bataille et de s’y adapter plus rapidement. Les forces armées américaines ont en effet eu tendance à se doter traditionnellement de capacités de simulation à grande échelle complexes et monolithiques rendant ce type de flexibilité plus difficile.

Interrogée sur le potentiel de l’intelligence artificielle (IA) dans ce domaine, la chercheuse a souligné la nature évolutive de la M & S en précisant que « l’IA peut renforcer la M & S », comme c’est déjà le cas dans les exemples suivants :

  • le potentiel des outils de traitement du langage peut contribuer à démocratiser le processus d’élaboration des modèles, ce qui pourrait permettre d’intégrer des experts externes à la communauté militaire. Actuellement, en effet, les meilleurs experts en wargames ne se trouvent pas cette dernière.
  • Les réflexions sur l’avenir de la guerre montrent le potentiel important d’« équipes homme-machine » qu’il faut donc développer. Les algorithmes qui armeront les coéquipiers autonomes fonctionneront sur la base de l’apprentissage automatique, nécessitant une base de données solide. La M & S dispose de cette capacité à créer des ensembles de données synthétiques en vue de la construction de ces futurs coéquipiers.

S’il estime que les jeux de simulations s’avèrent dépassés face aux défis actuels, Diederick Stolk considère cependant que la pratique des wargames elle-même est toujours utile et essentielle pour faire avancer la discussion, l’analyse et les enseignements tirés afin d’aider à mettre en œuvre de nouveaux objectifs. Leur objectif a évolué, mais ils sont complémentaires de la science et de la technologie. En ce qui concerne l’IA, Diederick Stolk utilise actuellement des outils tels que ChatGPT, lesquels réduisent considérablement le temps nécessaire à la création d’un wargame et lui permettent d’économiser des semaines de recherche.

Encourager le décloisonnement des organisations au service d’une prise de décision avant tout humaine

Les deux experts ont insisté sur l’approche « cloisonnée » des individus et des organisations qui restent dans leurs disciplines respectives, ce qui nuit à l’objectif des wargames dans leur ensemble et empêche de tirer profit autant qu’il serait possible de le faire d’un écosystème de recherche particulièrement riche.

« Les wargames permettent aux gens de se réunir pour créer une compréhension commune par le biais du jeu. C’est un moyen de briser ces silos », a souligné le spécialiste néerlandais en notant que le Centre d’excellence sur la CIMIC de l’OTAN basé à La Haye pourrait jouer un rôle important en réunissant ces différents acteurs. Il a également mentionné le rôle important des universités, et le fait que les étudiants aident à piloter ces différents wargames. Par exemple, lors de la conférence 2023 de l’OTAN sur le wargame, le concours pour la création du jeu le plus intéressant sur les opérations multi-milieux, multi-champs a été remporté par cinq étudiants de l’université des sciences appliquées de La Haye [NDLR : la conférence WIN23 – Wargame Initiative for NATO 2023 – s’est tenue en juin dernier à Rome et est organisée par ACT (Commandement allié pour la Transformation) (1)].

Pour Diederick Stolk, il convient de créer une « culture du jeu » (gaming culture) au sein des armées en la normalisant et en promouvant des clubs de wargame comme le fait par exemple le Kings College au Royaume-Uni : « chaque académie militaire devrait avoir un club de wargames », a-t-il estimé, tout en expliquant qu’il fallait prendre garde à savoir bien les utiliser.

Il a ainsi fait valoir que les individus font souvent un mauvais usage des wargames et utilisent souvent une technologie qui dépasse de loin ce dont ils ont réellement besoin. Les questions ci-dessous sont celles qu’il suggère de poser :

  1.  « Ai-je les bons objectifs ? Les ai-je suffisamment bien définis ?
  2.  Ai-je les bons outils ?
  3.  Est-ce que j’achète quelque chose parce que ça a l’air chic ou est-ce que j’achète quelque chose qui n’est pas très sexy, mais qui fait bien le travail ? »

« Nous devons vraiment comprendre, ou reconnaître, que les wargames sont fondamentalement une affaire de personnes qui se rassemblent, et non de systèmes. Les systèmes doivent soutenir la prise de décision, la création de connaissances, l’analyse, la recherche et développement », a-t-il ajouté.

Ce qui nous donnera un avantage dans les conflits à venir sont également de l’avis de Jennifer McArdle « nos équipes, leur créativité, leur agilité, leur capacité à trouver de nouveaux concepts opérationnels et à penser de manière créative au milieu du brouillard et des frictions… La question est donc de savoir comment développer des outils pour les aider dans cette tâche. » Si les « wargames sont un outil expérimental très puissant » capables d’aider à résoudre divers types de dilemmes, il en va de même des outils de M & S s’ils sont bien conçus.

Les deux intervenants ont souligné la nature complémentaire du wargaming et de la M&S en mettant en avant le travail fondamental effectué par Peter Perla sur le cycle de recherche dans son livre « The Art of Wargaming » publié en 2012 et se sont accordés sur la nécessité de placer l’individu au centre : « en fin de compte, c’est l’humain qui prend les décisions », a ainsi conclu la chercheuse américaine en rappelant que la technologie n’est pas non plus dans ce domaine ni la panacée, ni la solution miracle (silver bullet).

Le plus important est de considérer les personnes comme des décideurs en se concentrant en premier lieu « sur les objectifs à atteindre, et de travailler à rebours à partir de là dans une perspective de développement ».

(1) Voir sur ce sujet >>> https://www.act.nato.int/activities/win/

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