France – LPM 2024 – 2030 : Pour un saut technologique de nos forces armées

Alors que le projet de Loi de programmation militaire 2024–2030 vient d’être présenté – le 4 avril dernier - en Conseil des ministres par le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, il nous a paru utile de mettre en avant l’audition que ce dernier avait réalisée devant la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat le 28 février 2023.
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Brève – Par Murielle Delaporte

Cette audition portait sur une double-thématique, à savoir la Loi de programmation militaire et la  guerre en Ukraine, et détaillait le contexte des débats et des raisonnements sous-jacents à l’élaboration de cette LPM portée à 413 milliards d’Euros et à la transformation de notre modèle d’Armée avec pour objectif de « permettre à la France de faire face aux nouvelles menaces et de maintenir son rang parmi les premières puissances mondiales » [1].

Synthèse de l’Audition du 28 février 2023 de Sébastien Lecornu devant la Commission des affaires étangères et de la défense du Sénat

Tandis que la prochaine loi de programmation militaire est fixée à 413 milliards d’Euros, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a fait un « point d’étape » et en a déroulé les priorités le 28 février devant les Sénateurs de la Commission des forces armées en soulignant que le calendrier était tenu depuis la définition des grands axes stratégiques par le Président de la République, à Mont de Marsan le 20 janvier dernier.

Apparaît en filigrane de cette LPM la préoccupation d’être sur tous les fronts de façon à anticiper les menaces, sans pour autant s’épuiser et tout en gagnant malgré tout en densité et en épaisseur stratégique, conformément à la recommandation d’Emmanuel Macron qui avait déclaré à Mont de Marsan : « L’un des pièges serait de s’épuiser en ne cherchant que le raffinement technologique, l’autre serait de ne pas investir [dans] ces nouveaux moyens. (…) La loi de programmation militaire 2019-2025 avait une vocation claire : réparer nos armées, leur redonner le souffle, les moyens, sortir de la logique de pénurie et retrouver des leviers d’action. (…) Cet effort de remontée de nos armées, le nouveau projet de loi de programmation militaire entend le poursuivre et l’amplifier. Et au fond, après avoir réparé les armées, nous allons les transformer. Il faut gagner le temps qui nous sépare du conflit de demain.» [2]

Sébastien Lecornu a de fait tenu à souligner dans ses propos introductifs que le gouvernement avait volontairement souhaité ne pas refaire un nouveau Livre Blanc, qui, « trop souvent a servi malheureusement à déguiser ou arranger des diminutions de crédits budgétaires ».

Pour établir cette LPM, le gouvernement « n’est pas parti d’une courbe, mais de RETEX » : Ukraine, mais aussi lutte anti-terroriste en Afrique, tout en réévaluant notre modèle d’armée face à l’évolution des menaces à l’horizon 2040, tout en faisant preuve d’humilité vue la difficulté d’un tel exercice.

« Ces 413 millions d’Euros est en fait un mur que nous avons construit par le bas en se posant la question de savoir ce qu’il fallait réparer, continuer à réparer, (…) tout en évaluant nos besoins pour continuer à nous projeter », a-t-il expliqué.

Le ministre a rejeté toute comparaison faite par certains analystes assimilant l’état de la défense de la France à celui de l’Ukraine : pour commencer, « la France est un pays situé à l’ouest de l’OTAN » et reprendre in extenso ce qui se passe en Ukraine pour en tirer des conclusions pour la France « pollue la copie » par le biais intellectuel qu’une telle démarche suppose. Chaque situation sécuritaire a ses particularités et la France ne peut pas non plus être comparée au Royaume Uni ou à l’Allemagne, a-t-il rappelé en préambule.

Le ministre des Armées a par ailleurs répondu aux nombreuses questions pointues des Sénateurs dans un esprit d’ouverture et de conciliation, reflet de l’esprit d’unité nationale attendu face aux évènements en Ukraine. Raisonner uniquement en jours de combat possibles revient à réintroduire les débats qui sévissaient dans les années soixante lorsque notre dissuasion nucléaire faisait ses premiers pas.

En voici les grandes lignes :

1- La France « sous voûte nucléaire »

Pour le ministre des Armées, il incombe au gouvernement une « responsabilité générationnelle » de modernisation de la composante nucléaire et de la dissuasion, dans la mesure où la plupart des décisions qui nous affectent aujourd’hui remontent à une quinzaine d’années. « Les décisions prises aujourd’hui affecteront de la même manière les générations à venir, qu’il s’agisse des vecteurs, des têtes ou de certains investissements réalisés au sein de la Division des applications militaires [du Commissariat à l’énergie atomique], de la Marine nationale ou encore des Forces aériennes stratégiques. »

Faisant écho à certaines critiques il a estimé que cette singularité française – qui permet d’éviter toute comparaison de l’état des forces militaires de la France avec l’Ukraine ou toute autre nation -, n’est en rien une « ligne Maginot » de par son efficacité. La dissuasion nucléaire française participe à celle de l’OTAN et en renforce par ailleurs la crédibilité, a souligné le ministre en réponse aux questions des parlementaires.

Mais il est clair qu’elle ne couvre pas toutes les menaces, car « sous voûte nucléaire de nouveaux espaces de conflictualité se font jour », tels que l’espace, les fonds sous-marins, ou encore le cyber.

La question nucléaire soulève également une vraie réflexion : celle de l’autonomie stratégique, de la souveraineté et des alliances. Il s’agit de décider de « ce que l’on doit faire seul, de ce que l’on veut faire seul, et de ce que l’on peut partager », en matière de capacités industrielles ou encore d’instruments de planification au sein d’accords multilatéraux ou bilatéraux. De cette question dépend bien-sûr notre modèle d’armée.

Pour Sébastien Lecornu, remettre en question l’appartenance de la France à l’OTAN comme le font certains partis politiques, alors que la France en est l’un des membres fondateurs, n’a pas lieu d’être et il est important de le réaffirmer, car – point essentiel – « la France n’est pas dans un isolement stratégique ». Ce qui n’empêche pas de bien discerner ce que l’OTAN peut et ne peut pas faire dans d’autres points du globe.

2. Dix « patches » de modernisation prioritaires

Réaffirmant l’importance des moyens conventionnels qui sous-tendent cette voûte nucléaire, Sébastien Lecornu a identifié dix secteurs prioritaires de modernisation.

  • Le renseignement – essentiel pour la dissuasion, la lutte anti-terroriste et l’anticipation dans un contexte stratégique tendu – va bénéficier d’une augmentation budgétaire de 60% au profit de ses trois directions majeures : la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense ou DRSD, la Direction du renseignement militaire ou DRM (auquel le ministre a rendu hommage en soulignant le « prodigieux bond en avant » en termes de capacités souveraines de compréhension de notre environnement réalisé depuis la première guerre du Golfe) et la Direction générale de la sécurité extérieure ou DGSE. Un tel effort consenti pour continuer à améliorer nos capacités de renseignement est d’autant plus important que les services se sont essentiellement concentrés ces dernières années sur la lutte anti-terroriste.
 
  • Les drones (qui incluent les munitions rodeuses) doivent être l’objet de toutes les attentions en termes de financement et d’innovation, car il ne s’agit plus seulement de combler un retard inacceptable, mais de faire un saut technologique pour être au rendez-vous des défis à l’horizon 2030-2035. C’est vrai pour toutes les armées et « une somme de cinq milliards d’Euros va être dédiée ».
 
  • La défense sol-air: leçon majeure du conflit en Ukraine, la défense sol-air ne doit plus être le parent pauvre de la défense, étant indissociable de la dissuasion, cette dernière ne permettant pas d’en faire l’impasse. « C’est vrai pour la couche anti-drone, mais aussi des missiles de courte portée gamme Mistral, de moyenne portée gamme MICA, jusqu’à ceux de plus longue portée de la gamme SAMP-T de nouvelle génération [Système sol-air moyenne portée Nouvelle Génération] (…) : un effort particulièrement important sera accompli. »
 
  • Une nouvelle « copie Outre-mer » est en cours de rédaction sur tous les plans Terre, Air, Mer, sans oublier l’innovation et les enjeux spatiaux, « les effecteurs spatiaux étant particulièrement essentiels vues les distances » dans ces parties du monde.
 
  • Le domaine cyber doit être clairement défini, car, sujet à la fois technique et doctrinal, il pose la question du degré de subsidiarité en raison de son impact régalien. Il faut tout d’abord être en mesure d’identifier l’origine des attaques (« sorte de police judiciaire »), car la cybercriminalité doit être différenciée selon le type de cibles affectées. Il faut également pouvoir entraver – mettre fin aux attaques – et, troisième fonction, il faut être capable de contre-attaquer au nom de la « légitime défense cyber ». L’enjeu actuel est la création de ressources humaines en raison de l’absence de filières suffisantes dans le domaine cyber et guerre électronique (y compris dans les grandes écoles telles Polytechnique).
 
  • Sixième patch : les fonds marins « dans l’Outre-mer, mais pas seulement ». La protection des fonds marins est aujourd’hui remise en cause comme on le voit dans le conflit en Ukraine (protection des pipelines par exemple) : il s’agit là de mettre fin au déni d’accès, ce qui concerne la guerre des mines ou encore les capacités robotiques en eaux profondes jusqu’à six mille mètres de profondeur.

  • Le spatial, lui aussi enregistre un retard important avec un aspect lanceurs, mais aussi des moyens envoyés dans l’espace : « ce que l’on fait sur terre par rapport à l’espace et ce que l’on fait depuis et dans l’espace (…) Une copie ambitieuse est là aussi en cours de réalisation. »
 
  • Les forces spéciales, « interarmées et les premières à marcher » et dont le ministre a salué le courage au combat « qui force le respect de tous » et déploré les lacunes capacitaires en termes d’équipements individuels, mais aussi le manque de disponibilité des moyens de transport (notamment en matière d’hélicoptères).
 
  • Les munitions, un des éléments centraux de la remontée en puissance des capacités industrielles de défense vers l’économie de guerre, font l’objet de nouvelles commandes et de relocalisations, dont la filière poudre à Bergerac, « première décision concrète » en vue de l’économie de guerre.
 
  • Le soutien dans son ensemble doit continuer à être renforcé au-delà de l’actuelle « LPM de réparation » avec un accent particulier sur le Service de santé des Armées (SSA) et ses hôpitaux militaires de campagne, pour lesquels une feuille de route spécifique doit être dédiée. « Ce que je dis pour le SSA vaut également pour le SCA (Service du commissariat des Armées), pour le SEO (Service de l’énergies opérationnelle) ou encore pour le SID (Service d’infrastructure de la défense) … », a précisé le ministre. Le budget alloué au maintien en condition opérationnelle des matériels doit faire un bond de 40% pour passer de 35 à 49 milliards d’Euros.

3. Grande première depuis des années

Les dépenses liées à l’Ukraine (hors maintien en condition opérationnelle) seront sorties de la future LPM pour gagner en transparence. 

4. Vers du « sur mesure » dans l’accompagnement des partenaires africains.

La présence des forces militaires françaises en Afrique fait en effet actuellement l’objet d’une remise à jour et d’une étude à la demande du Président Macron, reflet de la volonté des pays hôtes, de leur montée en puissance et de l’expression de nouveaux besoins. La situation de chaque pays partenaire (Gabon, Côte d’Ivoire, Sénégal, Tchad, Niger, Djibouti) est différente avec des relations bilatérales basées soit sur des missions de formation exclusivement, soit sur des missions de formation et d’intervention (comme au Tchad et en Côte d’Ivoire). L’idée est d’« être présents différemment » à la demande des pays souverains avec lesquels la France est alliée et dont les forces armées se sont beaucoup développées au cours des dernières décennies, a rappelé le ministre en s’érigeant contre les critiques fustigeant un « départ de la France » de l’Afrique.

« Il n’y a aucune fermeture de prévue, et au contraire, sans mauvais jeu de mot, nous menons une politique d’ouverture dans les pays qui nous accueillent » Le but est de « former plus» en nombre, mais aussi en qualité (avec nos forces spéciales par exemple) et d’apporter de nouveaux accompagnements « sur mesure » face à de nouveaux besoins (comme par exemple des centres de  reconditionnement pour les combattants engagés dans la lutte anti-terroriste). Il ne s’agit pas d’un recul de la France même si les déploiements seront revus à la baisse, mais il s’agit d’être « présents différemment ». « Il y a une opportunité historique pour maintenir une présence militaire tout aussi affirmée, mais qui prend un visage différent », tandis que les capacités de projection de la France depuis l’hexagone seront parallèlement renforcées.

 

5. Le financement de la BITD

Il s’agit là d’un véritable défi et de nombreuses initiatives sont en cours, parmi lesquelles la sensibilisation des institutions bancaires au financement des PME, dont la demande est trop souvent rejetée en raison de leur appartenance au secteur de l’armement.

6. La question du SNU

Le service national universel est indissociable de la politique RH du ministère des Armées avec un problème non pas de recrutement, mais de fidélisation. Sébastien Lecornu a souligné la transformation actuelle du format des armées avec bientôt un militaire de réserve pour deux militaires d’active. Un défi à relever avec l’impératif de pouvoir entraîner, équiper et motiver les réservistes.

7. L’aide militaire française à l’Ukraine

Celle-ci repose sur deux piliers : l’artillerie d’une part (notamment avec une offre complète Caesar), la défense sol-air (avec un taux de succès reconnu des systèmes Crotale) d’autre part. Rien n’est tabou, mais la pression envers la France et les pays alliés en général porte actuellement surtout sur les munitions et les obus.

8. Une réaffirmation du rôle de la France dans l’OTAN

Il est important d’expliquer la place de la France au sein de l’Alliance atlantique, en raison de la position singulière de la France sur l’autonomie stratégique et dans la mesure où il existe une forme d’« anti-américanisme primaire [dans certains milieux] (…) qui fait dire n’importe quoi à la pensée gaullienne ». Pour Sébastien Lecornu, il faut refaire un peu d’histoire et de pédagogie, ne serait-ce que pour clarifier la décision de 1966, dont l’interprétation fait parfois l’objet de raccourcis politiques. Notre réintégration sous le président Sarkozy doit elle aussi être réexpliquée, notamment quant au fait que la France conserve son autonomie nucléaire. Aller vers une dimension européenne de la notion d’intérêts vitaux telle que la France la conçoit dans le cadre de sa dissuasion fait partie des sujets à débattre. La France est non seulement le quatrième contributeur financier de l’OTAN, mais aussi – fait moins connu rappelé par le ministre – le second contributeur en termes de contribution militaire et de mise à disposition effective de moyens – matériels, états-majors, etc – au sein de l’OTAN par rapport aux promesses d’engagement annuelles. A noter que les Etats-Unis sont nation-cadre en Pologne et la France en Roumanie à la frontière avec l’Ukraine. « Ce qui est promis est fait » et, au final, c’est cela qui compte.

Voir la vidéo de l’audition
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