France – Frugalité, modernité et mutualisation : un tryptique au service de l’épaisseur stratégique et d’une meilleure soutenabilité des matériels terrestres (I de II)

Directeur central de la Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) depuis 2020, le général Christian Jouslin de Noray nous livre ici sa vision d’une stratégie de soutien des équipements terrestres incrémentale et d’une politique de stocks réaliste permettant à nos armées d’acquérir la profondeur industrielle indispensable à tout scénario de haute intensité.
Jouslin-de-Noray

Entretien avec le général Jouslin de Noray, Directeur central de la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (DCSIMMT)

Propos recueillis par Murielle Delaporte

Tant la crise du Covid que le conflit en Ukraine qui ont tour à tour secoué l’Europe depuis 2020 ont ravivé des inquiétudes et débats qui avaient disparu de la sphère publique depuis la fin de la Guerre froide à l’aune des années quatre-vingt-dix.

Autonomie, souveraineté, stocks stratégiques et même économie de guerre refont partie du lexique aujourd’hui de nouveau utilisé tant par les dirigeants politiques que par les médias. De fait c’est lors de son discours d’inauguration du dernier Salon Eurosatory en juin dernier que le Président Emmanuel Macron fit pour la première fois référence au concept d’économie de guerre pour le secteur de la défense et de la sécurité.

Un concept parfois jugé alarmiste, mais correspondant à l’adage bien connu « Si vis pacem, para bellum », auquel tout bon planificateur militaire ne peut se soustraire et qui a le mérite de servir de catalyseur à l’accélération d’un processus de réformes et de simplifications administratives réclamé depuis des décennies par nombre d’acteurs du secteur de l’armement.

Un concept qui ne part cependant pas de zéro, loin s’en faut, grâce à l’action de chefs militaires travaillant en amont sur cette remontée puissance depuis des années et ayant déjà posé les jalons nécessaires à cette économie de guerre si elle devait se concrétiser plus avant.

Directeur central de la Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) depuis 2020, le général Christian Jouslin de Noray est l’un des artisans clés de ce processus de fond. Il nous livre ici sa vision d’une stratégie de soutien des équipements terrestres incrémentale et d’une politique de stocks réaliste permettant à nos armées d’acquérir cette profondeur industrielle indispensable à tout scénario de haute intensité.

Une stratégie de transformation que l’on peut décrire, en synthétisant l’entretien que ce dernier nous avait accordé voici quelques temps, selon le triptyque suivant :

  1. Frugalité de la maintenance reposant sur une plus grande profondeur en matière de connaissance des matériels et des technologies émergentes.
  2. Réorganisation du paysage industriel reposant sur l’accroissement de la profondeur du secteur de l’armement.
  3. Mutualisation logistique si possible à l’international reposant sur une profondeur en matière de coopération interalliés inédite.

Crédit photo : Imprimante 3D © Armée de Terre

I. Profondeur de la connaissance des équipements et frugalité de maintenance

Parmi les nombreuses pistes d’innovation défrichées au fil de ces dernières années, le général de Noray souligne en particulier la numérisation des ateliers permettant de procéder à de belles avancées en matière de maintenance prédictive, ainsi que les promesses de nouvelles technologies, telles l’impression 3D, à même d’alléger l’empreinte logistique, ou du moins de maintenir celle-ci au même niveau pour les matériels nouveaux plus gourmands en pièces.

 

Le cercle vertueux de la numérisation

L’une des caractéristiques majeures de la maintenance terrestre est son volume. Nous disposons de vingt-quatre mille matériels majeurs, se déclinant en quatre millions d’équipements de treize mille types différents. Ce sont cent quarante-huit millions de rechanges qui sont stockés dans nos entrepôts.

Gérer des chiffres de cet ordre de grandeur à la main sur tableur excel a ses limites et l’automation est aujourd’hui la bienvenue avec notamment la RPA (pour Robotic Process Automation), c’est à dire l’assistance de petits robots qui peuvent nous aider à mieux positionner nos stocks et à améliorer nos livraisons.

L’automation couplée à la connectivité – connectivité aujourd’hui rendue possible par l’arrivée à maturité de notre système d’information qui nous relie à l’ensemble de nos partenaires – permet d’affiner les processus et de gagner en temps et en efficacité. Par exemple, ces progrès nous permettent de livrer des lots d’intervention technique complets : un atelier doit recevoir la totalité des pièces détachées dont il a besoin pour faire son intervention. Dans le cas où ce lot complet n’est pas disponible, celui qui n’a besoin que d’une ou deux pièces pour sortir rapidement un engin sera prioritaire.

L’innovation va nous permettre de continuer à progresser considérablement dans les années à venir. Ma vision, c’est que la maintenance terrestre dans cinq ans n’aura absolument rien à voir avec ce qu’elle était il y a cinq ans. La numérisation des ateliers est ainsi bien avancée avec la dotation de tous les matériels reçus d’une petite puce RFID, sorte de carte vitale des équipements, qui permettra d’accomplir de nombreux actes de façon automatique via une tablette ou un smartphone. Nous n’en sommes pas encore au recensement automatique de tous nos entrepôts, mais la rénovation de l’entrepôt central de Moulins est planifiée sur cette période de cinq ans.

Nous possédons aujourd’hui toutes les données sur nos parcs grâce aux capteurs, les HUMs, placés sur les équipements et nous nous efforçons maintenant de les « faire parler » : nous regardons les réparations que nous avons à faire ; nous comparons avec la manière dont a vécu l’équipement ; nous voyons si l’équipement a eû chaud, s’il a eû froid, s’il a pris des coups, s’il a roulé vite, s’il a roulé en surrégime, ou en sous-régime…

Tous ces paramètres peuvent dorénavant être examinés et c’est là où l’intelligence artificielle va aussi nous aider, le but étant à terme de pouvoir dire : « Tel équipement va tomber en panne à tel moment à cause de telle chose ». Avant même qu’il ne tombe en panne, nous serons à même de changer la pièce qui va le faire tomber en panne.

La maintenance prédictive s’avère cependant une affaire de longue haleine. On en parle depuis quelques années et les progrès ne se font pas à pas de géant, mais chaque année apporte sa petite dose de progrès. Et c’est ce qui nous permet d’être confiants dans les progrès à cinq ans notamment avec l’intégration des capteurs et de la vétronique qui permet de collecter automatiquement les données sur les matériels de nouvelle génération Scorpion, avec l’avantage majeur consistant à entretenir les matériels de manière bien plus frugale.

Nous pourrons entretenir quand ce sera nécessaire, alors qu’aujourd’hui l’entretien programmé impose à tous les véhicules qui ont tel kilométrage ou tant d’heures moteur de subir la même visite. Demain, nous serons capables de dire : « Je peux retarder telle visite » ou au contraire : « Je dois l’avancer parce que je sais comment va vivre mon équipement ». La maintenance prédictive est un des grands axes de progrès, mais nous n’y sommes pas encore vraiment.

C’est en ce sens qu’un salon comme Eurosatory est particulièrement intéressant, parce que beaucoup d’entreprises travaillent sur le sujet, et nous faisons appel à ces dernières pour venir nous appuyer.

Autre avantage de la numérisation et de l’automatisation qu’elle engendre : une gestion fine des stocks, dont nous connaissons les besoins, mais dont le problème est le financement. Tous les ans, nous faisons un inventaire complet des stocks que le monde civil détient pour nous, et nous sommes en train d’interconnecter nos systèmes d’information logistiques. Nous pouvons donc affirmer que SIM@T, le système d’information logistique de la maintenance terrestre, est le premier SIL, système d’information logistique, à être connecté au système d’information logistique de ses fournisseurs.

Etre en mesure de passer de notre système à l’internet civil constitue non seulement une prouesse technologique, mais une veritable révolution. Aujourd’hui, nous pouvons directement connaître l’état des stocks chez notre industriel pour savoir si ces pièces sont là et passer directement commande en connaissant le délai de livraison.

 

L’innovation au service de l’allègement de l’empreinte logistique

L’innovation va également nous aider à alleger le poids de notre logistique : la fabrication additive – ou impression 3D – va être une des solutions pour nous permettre d’aller vers une logistique elle aussi beaucoup plus réactive et beaucoup plus frugale. En opération extérieure, il est parfois nécessaire de commander une pièce en urgence en métropole, aussi il est clair que le fait de posséder une imprimante 3D capable de fabriquer la pièce manquante s’avèrera particulièrement bénéfique.

Pour le moment, nous ne déployons en opération que des imprimantes 3D polymère, mais nous sommes en train de tester l’I3D métallique et la projetterons dès que ce sera possible. Nous sommes en effet aujourd’hui en mesure de profiter de l’expérience acquise dans le domaine de l’impression 3D en termes de conception, de test et de certification de pièces. Tous les processus que nous avons mis en place pour nous acculturer à l’impression 3D polymère sont identiques à ceux que nous allons retrouver pour l’impression 3D métallique. L’important, c’était d’arriver à mettre en place ce processus et le réseau de compétences nécessaires.

Nous devrions ainsi être en mesure de passer assez naturellement du polymère au métallique, sachant qu’une imprimante 3D métallique, qui permet de réaliser des pièces qui correspondent davantage à ce dont nous avons besoin, revient bien plus cher. Donc cette phase d’acculturation que nous avons acquise sur le polymère et qui nous a déjà permis de produire des dizaines de milliers de pièces en opération, est déjà une excellente expérience. Nous ne partons pas de rien, loin s’en faut dans le domaine de l’impression 3D et nous sommes dans une phase de progression constante.

Il existe cependant une vraie difficulté dans l’impression 3D, qui est la qualification des pièces, de façon à ce qu’elles correspondent à toutes les normes souhaitées. Il faut ainsi certifier l’imprimante, mais aussi le processus, ce que nous souhaitons faire en partenariat avec les industriels en raison du grand nombre de pièces concernés. Dans le cadre de l’appel d’offre concernant le renouvellement de nos camions par exemple, nous allons ainsi demander qu’une partie des pièces soit nativement fabriquée en impression 3D, ce qui nous évitera d’avoir à le faire lorsque nous souhaiterons les produire nous-mêmes.

Pour l’instant la fabrication en polymère concerne surtout des petites pièces bloquantes, allant d’une poignée de portière ou d’une jauge au tableau de bord du PR4G [poste de radio de quatrième génération]. En ce qui concerne le 3D métallique, la première pièce que l’on a réalisée est un levier amplificateur d’inertie.

Au niveau de l’approvisionnement en matières premières, tout depend du théâtre d’opération et de ce qui est disponible sur place. Nous avons ainsi l’ambition de déployer des imprimantes en Roumanie. Il est de façon générale plus facile de transporter des sacs de poudre métallique ou des rouleaux de fil polymère que d’être obligés d’amener sur un théâtre des lots de pièces différentes, parce qu’encore une fois, vous ne savez pas par avance les pièces dont vous aurez besoin.

Ceci est d’autant plus important en ce qui concerne le déploiement des matériels de nouvelle génération, plus gourmands en pièces : pour l’autonomie initiale de projection, quand on déploie une compagnie de VAB (véhicule de l’avant-blindé, donc d’ancienne génération), c’est l’équivalent d’un container. La même autonomie initiale de projection quand on a déployé pour la première fois le Griffon avait mobilisé quatre containers. Même si nous avions prévu large, nous avions multiplié par quatre notre empreinte logistique. Ce qui est normal, car le matériel est beaucoup plus gros et contient beaucoup plus de pièces détachées.  Si nous sommes capables de nous passer d’une partie des pièces détachées, parce que nous saurons les fabriquer nous-mêmes sur place, alors nous serons capables de rendre notre logistique beaucoup plus frugale, plus légère et plus agile. Ce sont bien là les objectifs que nous poursuivons.

Crédit photo : Ligne de production des TRM2000 à Saint-Nazaire © Arquus

Twitter
LinkedIn
Email
Print