Illustration © Osorio
Propos recueillis par Hawa-Léa Sougouna
HLS : Général, vous avez une formation en équipements terrestres et êtes actuellement directeur adjoint du Service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE), en charge de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) au sein du ministère des Armées. Auparavant, vous avez également été responsable de la chaîne d’approvisionnement de l’armée française et avez participé à plusieurs opérations militaires en Afghanistan, en Irak et en Afrique.
Comment se traduit la politique d’« économie de guerre » initiée par le Président Macron lors de son discours l’année dernière à Eurosatory 2022, notamment en ce qui concerne la problématique des munitions et en termes de dépenses militaires ?
IGA Arnaud : Avant d’expliquer le terme « économie de guerre », je voudrais commencer par une brève introduction pour partager avec vous la position du ministère des Armées sur cette question et plus largement sur l’économie de défense française.
Nous avons dû – et nous devons encore – faire face à deux crises au cours des trois dernières années. La première était liée au COVID-19 bien sûr, et la seconde au conflit actuel en Ukraine. Ces deux crises ont mis en évidence la nécessité de faire preuve de vigilance et de la soutenir l’industrie de défense pour répondre à de nouveaux besoins urgents. Au sein du ministère des Armées, le service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE) a développé une expérience unique et des bonnes pratiques pour conseiller, soutenir et suivre les quelques quatre mille entreprises industrielles qui constituent BITD.
Nous sommes engagés dans un effort national pour passer d’une industrie de défense dimensionnée « au juste besoin » à une industrie de défense adaptée à une économie de guerre. Cette décision de relancer une économie de guerre découle à la fois de la réflexion stratégique à long terme sur les conflits de haute intensité et des enseignements tirés du conflit en Ukraine. L’industrie de défense doit être capable de soutenir un effort de guerre à long terme si nécessaire, non seulement pour soutenir les forces armées françaises, mais aussi celles d’un pays allié.
Définir le sens de l’économie de guerre et le traduire en actions concrètes constituent un défi : un défi pour l’industrie qui doit être capable de produire plus et plus vite pour faire face à la demande accrue d’équipements, de munitions et de pièces détachées nécessaires pour recompléter les stocks si la haute intensité devenait la norme. Et un défi également pour la Direction générale de l’armement (DGA) et la BITD dans son ensemble, lesquels doivent trouver les moyens pour mettre en œuvre une telle politique.
Les faibles volumes et quantités des commandes ont naturellement entraîné une réduction des capacités et appareils de production. La priorité des programmes d’armement était jusqu’à récemment de se concentrer sur la recherche et le développement, tandis que l’industrie de défense française a pu apparaître aux yeux de certains investisseurs et de jeunes talents comme les vestiges d’un passé révolu.
L’approvisionnement en matières premières a été dimensionné en fonction des besoins en temps de paix, avec une faible demande de matières premières et des délais d’approvisionnements courts. En outre, la constitution de stocks a été réduite au minimum, conformément aux meilleures pratiques du secteur civil et grâce au faible coût des ressources étrangères. Jusqu’aux récentes crises, l’idéal était une optimisation de gestion via le zéro stock, le « lean management », Six Sigma, etc.
Si nous disposons en France d’une BITD innovante, robuste et compétitive couvrant la plupart des secteurs de la défense, nous n’avons cependant pas les capacités suffisantes pour satisfaire la demande actuelle, notamment en matière de munitions. Parmi les raisons, on citera le fait que les industries de défense n’ont pas assez d’options de repli si leur fournisseur habituel ne livre pas (notamment en ce qui concerne les fournisseurs asiatiques). Cela crée des goulets d’étranglement dans la chaîne d’approvisionnement, ce qui rend plus difficile une augmentation rapide de la production. La situation est encore plus compliquée dès lors que l’accès aux matières premières peut être limité, par exemple en raison de sanctions.
Une autre raison est que le secteur de la défense souffre d’un manque de personnel qualifié, tandis que les plus petits acteurs ont du mal à accéder au financement privé, à la fois en raison d’un certain antagonisme envers la défense en général, mais aussi à cause de ses spécificités et contraintes en termes de temps d’investissement, de licence d’exportation, de contrôle des investissements étrangers, de souveraineté nationale, etc.
Quelles sont donc les actions concrètes que nous avons menées à la DGA et au ministère des Armées pour y répondre (à souligner qu’il ne s’agit pas là d’un cours magistral car l’expérience de chaque pays est très spécifique !) ?
Le discours du président français a fixé de nombreux objectifs et de nombreuses actions ont été déployées au sein du ministère des Armées, mais aussi en liaison avec les entreprises de défense, petites et grandes, pour construire et développer des solutions. Voici quelques exemples d’actions qui ont d’ores et déjà été menées.
– Tout d’abord, la France a travaillé à l’adaptation de sa loi de programmation militaire pluriannuelle (LPM 2024-2030) pour prendre en compte le nouvel environnement sécuritaire dans lequel nous vivons. Cette loi a également pour but de fournir à l’industrie et aux investisseurs la visibilité à long terme dont ils ont tant besoin pour pouvoir investir à long terme dans leurs capacités de production. Cette loi devrait allouer, si elle est votée par le Parlement, 413 milliards d’euros sur sept ans.
– Deuxièmement, nous avons identifié une liste d’équipements de première nécessité dont nous aurions le plus besoin en cas de conflit de haute intensité. La défense aérienne et l’artillerie à longue portée ont par exemple été identifiées comme des priorités à la lumière de la guerre en Ukraine.
– Troisièmement, nous avons essayé d’ajuster, et lorsque c’était possible de simplifier, nos spécificités techniques sur la base d’une meilleure évaluation du temps nécessaire à la production des équipements, tout en nous efforçant d’accélérer nos processus administratifs.
– Nous devons par ailleurs sécuriser la chaîne d’approvisionnement ou réduire les délais d’approvisionnement lorsque cela est possible. Notre directeur au S2IE, l’Ingénieur général de l’armement Alexandre Lahousse, a dit que « la souveraineté n’est pas l’autarcie ». Nous essayons ainsi de trouver un équilibre entre recourir à un approvisionnement étranger nécessaire et utile et encourager la sécurité en profitant des avantages économiques mondiaux en termes de production et de ressources critiques européennes. Nous travaillons par exemple avec l’industrie pour identifier et résoudre les goulets d’étranglement dans leur chaîne d’approvisionnement. L’Observatoire français des ressources minérales pour les secteurs industriels (OFREMI) a ainsi été inauguré en novembre 2022. Sa mission est d’analyser les dépendances de la chaîne d’approvisionnement et d’identifier des alternatives d’approvisionnement sécurisées pour les minéraux stratégiques. Fournir des matières premières pour produire de la poudre et des munitions est crucial, car comme nous le savons tous, réussir n’est pas seulement une question d’argent, mais dépend aussi de la fiabilité de la chaîne d’approvisionnement et de la disponibilité des matières premières.
– Nous essayons également d’augmenter le taux de recrutement et de rétention du personnel pour maintenir le niveau d’excellence de nos industries et nous prévoyons la création d’une force de réserve pour l’industrie de l’armement. Une telle réserve de l’industrie de l’armement fournira le personnel nécessaire à une production accrue.
– Nous devons également garantir l’accès au financement privé pour la BITD afin de favoriser un niveau d’investissement approprié, étant donné que le secteur public ne représente qu’environ 10 à 15 % de la masse d’investissement nécessaire à l’industrie. Sans apport privé, le problème du financement se posera donc. Enfin, nous devons maintenir notre politique de contrôle des investissements étrangers dans la BITD et, plus que jamais, stimuler les solutions innovantes.
– La France soutient activement tous les efforts déployés au niveau européen pour résoudre les problèmes liés à la chaîne d’approvisionnement et à la fourniture de matières premières, tels que le règlement européen sur les semi-conducteurs (« European Chips Act ») ou la législation sur les matières premières critiques (« European Critical Raw Materials Act »). L’Europe a un rôle à jouer sur la question de la chaîne d’approvisionnement en munitions, car elle dispose d’un pouvoir financier pour soutenir et renforcer la BITD française et européenne, par exemple en accroissant les investissements dans ces domaines.
– Et parce que nous sommes également membres de l’OTAN, nous pensons aussi que l’OTAN a un rôle à jouer dans le contexte actuel, et ce, en complément de l’Europe, et non en concurrent. Les pays de l’OTAN et les membres européens rencontrent probablement les mêmes difficultés : accès aux matières premières, gestion de la chaîne d’approvisionnement et production de stocks militaires. Même si les Etats-Unis ont beaucoup de moyens et de capacités, je pense qu’il est nécessaire d’explorer d’autres coopérations pour éviter la saturation et les pénuries.
HLS : Je pense que tout le monde dans le secteur de la défense est d’accord pour dire que les questions de chaîne d’approvisionnement et la façon de gérer l’approvisionnement en matières premières ont un impact sur les industries de défense et les lois sur la programmation militaire dans le monde entier. Mais comment traiter la question de la réversibilité si la guerre en Ukraine s’arrête – ce qui est bien-sûr notre souhait le plus cher – ? Comment le gouvernement et l’industrie modifieraient-ils leur approche et leur programme ?
Inversement, si un autre conflit survient et que la France ou un autre pays européen doit revenir à la haute intensité, comment cela se passerait-il pour la France, l’un des rares pays à s’appuyer sur une loi de programmation militaire pluriannuelle, laquelle est l’un de ses plus grands atouts en ce qui concerne les relations avec la BITD ? Quelle réponse donneriez-vous aux entreprises du secteur privé, aux banques et aux organismes d’investissement, qui sont encore aujourd’hui très réticents à financer le secteur de la défense ?
IGA Arnault : Il ne faut pas oublier qu’il y a vingt ans, la situation était complètement opposée. Nous étions dans une économie de guerre en raison des tensions avec l’Union soviétique. Lorsque la guerre froide a pris fin et que la guerre contre le terrorisme a commencé après le 11 septembre, nous n’avions plus besoin d’autant de chars de combat ou de porte-avions, mais nous nous sommes davantage concentrés sur les forces spéciales, par exemple.
Pour revenir à une économie de guerre, nous devons bien sûr produire pendant longtemps, car nous devons imaginer que la guerre aura des conséquences durables. Toutefois, nous devons également préparer un scénario dans lequel la guerre s’arrêterait. Tout le monde ici plaide pour que la guerre en Ukraine s’arrête le plus tôt possible. C’est pourquoi chaque mesure prise concernant l’économie de guerre comprend des mécanismes de réversibilité.
La fin de la guerre en Ukraine est le scénario optimiste, mais une autre situation est également possible. Nous suivons notamment de très près la situation à Taïwan.
Même si l’Ukraine s’avère être une guerre longue, nous avons décidé de ne pas nous concentrer uniquement sur les systèmes aériens et terrestres. Nous promouvons également de nombreuses actions en faveur des systèmes navals et des systèmes de combat aérien par exemple, car nous ne sommes pas certains qu’un autre conflit, qui pourrait être aérien ou naval, ne puisse survenir dans le monde. Pour des raisons évidentes, les efforts d’aujourd’hui portent sur les systèmes de défense terrestre et les munitions, mais nous avons également préparé d’autres capacités.
Garantir la réversibilité est également la raison pour laquelle, en ce qui concerne les ressources humaines qualifiées, nous avons choisi un mécanisme basé sur la réserve. Cela signifie qu’en cas de forte demande, nous pouvons recruter de nombreux réservistes, tandis que si cette forte demande s’arrête, nous pouvons réduire le nombre de jours pendant lesquels ils sont mobilisés.
Il en va de même pour les questions de financement. Nous devons inciter le secteur privé à financer la BITD, les petites et les grandes entreprises, mais aussi prévoir un mécanisme de réversibilité. Nous devons produire plus et plus vite, mais nous devons aussi préparer tous les moyens et mécanismes pour réduire la production si nécessaire en fonction de la situation internationale.
Les banques et les sociétés d’investissement sont de fait confrontées au même problème que nous. Elles doivent suivre des règles de conformité. Elles sont également sujettes à des attaques de réputation de la part d’organisations à but non lucratif, mais je ne crois pas que le système bancaire soit hermétique à l’idée d’investir dans l’industrie de la défense et de l’armement. Nous devons cependant faire un effort de communication envers les banques, par le biais d’associations telles que le COGES et le GICAT, pour convaincre ceux qui utilisent des techniques de dénigrement à l’encontre de l’industrie de la défense qu’ils font une erreur.
Aujourd’hui, la paix en Europe est garantie par le niveau élevé des forces armées de tous les membres. Il s’agit d’un effort de longue haleine pour changer l’esprit de nombreux citoyens en les convainquant que le secteur de la défense est important pour la paix et la stabilité en Europe et, en fin de compte, pour le secteur financier également.
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