Démonstration d’entraînement LVC © www.cubic.com
Entretien avec Andrew Gales, directeur du développement commercial au niveau international, et Martyn Armstrong, vice-président des opérations britanniques/européennes et de la ligne de produits terrestres
— > Propos recueillis par Murielle Delaporte
PARTIE II
Quels sont, à cette lecture de l’évolution de la menace, les principaux défis en matière d’entraînement pour les fantassins d’aujourd’hui et quelles sont les solutions sur lesquelles vous travaillez pour les résoudre ?
L’allongement de la portée à l’origine d’un véritable changement de paradigme sur le champ de bataille et l’invention de la LVC comme solution
Pour Martyn Armstrong, la comparaison entre le conflit en Ukraine et les Première et Seconde guerres mondiales s’arrête avec l’évolution de la portée des systèmes d’armes utilisés de nos jours : « la portée est une question majeure, car si vous disposez d’un système d’armes pouvant atteindre cent kilomètres par exemple, vous êtes en mesure de concentrer les tirs sur une zone beaucoup plus vaste que ce que nous aurions pu réaliser au cours des deux derniers conflits mondiaux. Or les systèmes de roquettes utilisés aujourd’hui par l’Ukraine et la Russie ont des portées supérieures… »
Du point de vue de la formation, les conséquences sont évidentes puisque de nombreux pays ne disposent que d’un « espace de tir limité », tandis que « la complexité associée au tir indirect moderne et l’échelle inhérente à cette façon de tirer sont vraiment difficiles à reproduire », explique-t-il. « Typiquement, le budget consacré aux munitions d’entraînement dont je disposais à l’École royale d’artillerie était d’environ cent millions de livres par an, la seule façon de m’entraîner étant d’utiliser des munitions réelles. À l’époque, il n’existait en effet aucun système de simulation crédible pour le déploiement et le maniement tactique de l’artillerie sur le terrain. (…)
Lorsque j’ai rejoint Cubic, l’une de mes priorités fut donc d’inventer des systèmes de simulation permettant un entraînement sur n’importe quel type d’armement. Le seul moyen réaliste d’y parvenir s’est avéré être la création d’un système de simulation virtuel et constructif [dit LVC] qui permette de tirer des munitions synthétiques à partir de plates-formes réelles, de champs de tir réels et sur une zone opérationnelle vraiment représentative. Par exemple, l’entraînement principal de l’armée britannique se déroule dans le sud-ouest de l’Angleterre, près de Stonehenge, tandis que nos lance-roquettes peuvent aller jusqu’à Birmingham. Nous devons donc trouver un moyen de dispenser ce type de formation ». Le moyen d’y parvenir est de construire un exercice virtuel et constructif mêlant un entraînement sur le champ de bataille dans une zone et « une version de l’exercice constructif fonctionnant à l’échelle exigée ».
L’intensité des tirs observée actuellement en Ukraine est également impossible à reproduire à des fins d’entraînement, ne serait-ce que du point de vue du coût : « même avec cent millions de livres de munitions réelles, je devais limiter la manière dont étaient tirées ces munitions. Je ne pourrais pas me permettre de faire cela aujourd’hui », souligne M. Armstrong.
Supprimer les barrières de sécurité sans « dénaturer l’entraînement »
Parvenir à s’entraîner dans l’environnement de combat le plus réaliste possible est un véritable enjeu et le paradoxe veut que l’entraînement en conditions réelles est devenu au final moins réaliste que l’utilisation des nouveaux outils de simulation. L’une des raisons tient bien sûr aux règles de sécurité en vigueur, ainsi que l’explique Martyn Armstrong : « il est important de souligner que le tir à balles réelles s’accompagne d’un nombre important de contraintes de sécurité, car il est, bien évidemment et par nature, dangereux. Ces contraintes ralentissent la façon dont vous pouvez tirer avec votre obusier ou votre lance-roquettes, parce qu’il faut environ quinze à vingt minutes pour sécuriser la zone à chaque fois que vous le déplacez », alors que « nous savons qu’un lance-roquettes ou un canon en Ukraine doit se déplacer au bout de quelques minutes, puisqu’il est localisé dès qu’il tire », devenant ainsi une cible pour l’ennemi qui veut le détruire.
« De telles contraintes de sécurité ont dénaturé l’entraînement à un point tel qu’il ne ressemble que de très loin à ce que vous feriez en situation réelle. Ceci nous a donc conduit à créer une capacité LVC synthétiquement renforcée permettant de faire fi de ces dernières. Nous sommes en mesure de dispenser une formation à l’échelle et à la cadence que les soldats connaissent aujourd’hui en Ukraine. Par conséquent, nous avons renforcé le réalisme de toutes les formations que nous dispensons. (…) Nous améliorons de fait le réalisme en supprimant les contraintes de sécurité qui existent bien-sûr à juste titre en cas d’entraînement à balles réelles ».
Soutenir la cadence de tir : préparer le terrain pour l’entraînement réel grâce à l’intégration des conséquences de la planification en amont (en particulier logistiques)
« L’intensité des tirs a un effet majeur sur la base industrielle, qu’il s’agisse de munitions, de microprocesseurs ou de fusibles », souligne Andrew Gales, pour lequel « l’une des principales leçons que l’on commence à apprendre est en fait le poids des tirs qu’il faut être capable de soutenir pour maintenir les effets opérationnels souhaités. C’est pourquoi, partout en Europe et en Amérique, les gouvernements renforcent leur base industrielle pour être en mesure de revenir à ce que nous avions l’habitude de faire ».
Une telle démarche va prendre du temps et les nations ont besoin du plus de munitions possibles sans les utiliser de façon excessive pour l’entraînement au fur et à mesure que leurs bases industrielles de défense se reconstituent.
« Je ne suggère pas du tout d’abandonner le tir réel », précise M. Gales. « Ce que nous suggérons, c’est que le tir simulé soit mis en place pour former chacun jusqu’au niveau de fiabilité et de compétence requis pour passer au tir en conditions réelles et pouvoir en tirer le maximum de bénéfices. Puis, lorsque l’on passe à l’entraînement collectif avec nombre de plateformes de tirs et des soldats qui courent dans tous les sens et des cadences de tir réalistes, il est bon à ce moment-là de réintroduire des tirs numériques permettant d’éviter l’usure des systèmes d’armes et d’assurer une sécurité maximale pour les troupes qui s’exercent ». L’un des problèmes est en particulier la surchauffe des matériels : « les cadences de tir qui existent aujourd’hui en Ukraine rendront la plupart de nos armes inopérantes après moins d’une semaine de tir », rappelle-t-il.
Le même type de contraintes s’applique aux drones, dans la mesure où l’emploi de drones à des fins d’entraînement doit respecter la législation de l’aviation civile, tandis qu’« en Ukraine, ils ne sont pas trop préoccupés par cela pour l’instant. Essayer de faire voler des drones en répliquant de telles conditions est extrêmement difficile. Si nous ne pouvons pas en trouver au Royaume-Uni comme on peut le faire en Ukraine, nous pouvons en revanche faire voler des drones synthétiques.(…) Nous sommes ainsi capables de créer un système qui permet de faire voler des essaims de drones ». L’entraînement LVC peut donc reproduire en toute sécurité l’omniprésence de la guerre des drones qui se déroule dans le sud de l’Ukraine grâce à une capacité synthétique.
Le maintien d’un rythme aussi soutenu de consommation d’armes nécessite un soutien logistique solide, lequel a souvent été sous-estimé par le passé dans les différents wargames. Comme le rappelle Martyn Armstrong, historiquement, la logistique a toujours été méprisée et les combattants ont tendance à penser « que cela arrive tout seul ». Un sentiment encore plus prégnant dans le cadre s’agit d’un exercice militaire de deux semaines, car « tout fonctionne ». Mais dans le cas d’une opération soutenue et d’une guerre de survie nationale, « la logistique devient alors absolument cruciale.(…) : si vous voulez vous battre, votre logistique doit fonctionner ».
C’est la raison pour laquelle Cubic a commencé à développer des « scénarios logistiques se déroulant parallèlement au scénario de combat ». Comme le rappelle M. Armstrong, « si la planification logistique n’est pas correcte, le scénario de combat échouera. Nous commençons donc à utiliser un terme assez courant dans nos scénarios de formation : l’instruction conséquentielle (pour « consequential training » en anglais). Cela signifie qu’il y a une conséquence à toute action, qu’elle soit bonne ou mauvaise, et, donc, que cette conséquence doit se produire ». Ce n’était pas le cas auparavant, car la formation ne tenait pas compte de ces conséquences.
« Aujourd’hui, nous laissons les conséquences se dérouler tout au long de l’exercice, parce que l’on apprend davantage que si on les bloquait. » La logistique est une question majeure qui ne peut être ignorée. Pour Andrew Gales, « le point essentiel est qu’il existe désormais un système qui permet d’instrumentaliser ces systèmes de tir indirect, de les intégrer dans l’environnement d’entraînement sans oublier le soutien logistique qui leur est associé. Tout cela se fait dans un cadre qui permet aux armées de s’entraîner comme elles combattraient, de sorte que lorsqu’elles doivent effectuer des tirs réels, elles y sont parfaitement préparées (…). Le système que nous proposons permet d’intégrer tous les défis évoqués – qu’il s’agisse de la consommation de munitions, de logistique, de mouvement, de guerre électronique, de l’emploi de drones aériens dans la détection des cibles, ou autre – dans un système intégré d’entraînement au tir qui s’avère particulièrement unique sur le marché. »
Outre la formation dans un environnement réaliste grâce au LVC, quels sont les autres points clés qu’il vous semble important de souligner à l’approche du salon Eurosatory ?
La protection des réseaux par la redondance et la normalisation
Une autre question fondamentale que les deux anciens officiers de l’armée de Terre britannique ont hâte d’approfondir et dont ils souhaitent débattre lors de leur présence au prochain salon Eurosatory, en juin 2024, est la capacité de traiter et de protéger les réseaux dont le combattant a besoin dans l’environnement actuel : l’utilisation de solutions numériques pour protéger les informations de ciblage en est un aspect essentiel.
Pour Martyn Armstrong, la capacité des Ukrainiens à acheter des milliers de drones et à utiliser des téléphones portables pour communiquer montre une évolution vers une acceptation beaucoup plus large de la technologie COTS [Commercial Off-The-Shelf] plutôt que l’adoption de systèmes spécialisés : « Oui, ces moyens sont vulnérables. Oui, ils sont sensibles au facteur temps. Mais je pense qu’un grand nombre des capacités que vous allez voir évoluer vont être beaucoup plus à même d’exploiter cette technologie COTS. Vous ne verrez pas nécessairement des cycles d’acquisition importants, coûteux, longs et prolongés, car je pense que cela changera fondamentalement la façon dont la défense achète bon nombre de ces systèmes complexes, simplement parce que la durée de vie d’un téléphone portable est nettement inférieure à celle d’un sous-marin par exemple ».
Reflétant cette évolution et ce croisement, le système d’entraînement synthétique de Cubic repose ainsi sur une architecture de communication basée sur des COTS (4G, 5G, SATCOM fourni par Starlink, etc.). « Cela nous permet de reproduire les capacités militaires à distance et de fédérer un exercice, que les hommes soient au Kenya ou au Royaume-Uni, ou qu’ils s’entraînent en Australie, tous les pays participant à un exercice commun étant en mesure d’utiliser des connexions internet sécurisées et une technologie COTS. » Pour M. Armstrong, l’avenir de l’architecture des communications repose sur les technologies issues des produits commerciaux.
La redondance et l’hybridité sont toutefois cruciales au cas où un adversaire parviendrait à « pénétrer l’infrastructure et à en nier l’accès », rappelle Andrew Gales, qui estime que « les systèmes de communication doivent être plus petits, plus faciles à déployer et couvrir un spectre électronique plus large ». Martyn Armstrong compare les réseaux de communication et l’internet des objets à un nid de fourmis : « si vous mettez votre main dans une fourmilière », explique-t-il, « tout continue à prendre forme autour de votre main au fur et à mesure qu’elle s’y enfonce. Ce que vous cherchez à faire, c’est recréer en permanence votre réseau de communication maillé », de sorte que lorsqu’un brouillage ou une panne apparaît, l’utilisation d’un réseau de communication constitué de multiples strates permet de maintenir le niveau de communication requis en dépit de la menace.
La connectivité et interopérabilité interalliées ont toujours été un défi, mais nombre de progrès ont été réalisés depuis l’Afghanistan en ce qui concerne l’élaboration de normes communes. « Le plus grand pas en avant, c’est que les pays alliés ont compris ce qu’il est nécessaire de faire. Il appartient donc aux fabricants de construire des équipements conformes aux normes de l’OTAN en cours d’élaboration », conclut Martyn Armstrong.