La politique des stocks militaires de l’OTAN : Inverser la logique du « Just in Time »

Le retour d'un conflit de haute intensité en Europe a un impact majeur sur la manière dont les pays de l'OTAN reconsidèrent leurs politiques en matière de stocks militaires. Lors de la e-conférence iDeaS by COGES EVENTS intitulée « Les stocks militaires au sein de l'OTAN : quels défis pour l'industrie de défense ? », tenue le 21 mars, trois experts internationaux se sont penchés sur cette question spécifique.
A Ukrainian soldier fires a rifle under the supervision of a Norwegian Army instructor.

Photo : Entraînement d’un soldat ukrainien par un instructeur norvégien au Royaume-Uni © OTAN, 24 mars 2023

Brève – Par Murielle Delaporte

Points forts de l‘e-conférence iDeaS by COGES EVENTS du 21 mars 2023 intitulée « Les stocks militaires au sein de l’OTAN : quels défis pour l’industrie de défense ? »

Le retour d’un conflit de haute intensité en Europe a un impact majeur sur la manière dont les pays de l’OTAN reconsidèrent leurs politiques en matière de stocks militaires, une question désormais au cœur des débats au sein de la communauté de la défense et de la sécurité. Entre l’achat sur étagère et la systématisation de l’approche « Just in Time » caractéristique du temps de paix, quelles ont été les différentes logiques ayant conduit aux décisions prises par les pays de l’OTAN en matière de politique de stockage, de gestion de la chaîne d’approvisionnement et d’acquisition ?

En provenance d’Italie (mais en direct de Bruxelles) : le général de brigade Ivan CARUSO, coordinateur exécutif de l’État-major militaire international (EMI) de l’OTAN et secrétaire du Comité militaire de l’OTAN
En provenance du Canada : Bruno CANTIN, consultant en logistique multinationale, ancien chef de section de la Division politique et planification de la défense (DPP) du QG de l’OTAN, section des capacités logistiques.
En provenance de France : Léo PÉRIA-PEIGNÉ, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), Centre d’études de sécurité.
Les modératrices de ce panel étaient Ashley ROQUE, journaliste spécialisée dans la guerre terrestre pour le média américain « Breaking Defense » et Hawa-Léa SOUGOUNA, responsable du programme de conférences pour COGES EVENTS.

Vous trouverez ci-dessous une synthèse de la discussion, laquelle cherche à mettre en évidence les points forts de chaque participant tant au cours de leur présentation que pendant la session dédiée aux questions-réponses.

 

Photo : Inventaire des armes de petit calibre sur la base de Luke AFB en Arizona © USAF Airman 1st Class Brooke Moeder, 2020

Général de brigade CARUSO : « Gagner la bataille de la logistique »

Retour à la Défense collective

Ancien Commandant des forces spéciales de l’armée de Terre italienne [1], le général de brigade Caruso a rappelé le retour de la priorité à la Défense collective au sein de l’OTAN depuis l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes en février 2022. « Les menaces dites de la zone grise évoluent rapidement », a-t-il déclaré, et avec le retour de la défense collective « sur le devant de la scène (…), de nouvelles solutions sont devenues nécessaires ».

Le nouveau concept stratégique adopté à Madrid réaffirme les trois piliers complémentaires garantissant la sécurité de la zone euro-atlantique, à savoir « la dissuasion et la défense, la prévention et la gestion des crises, et la sécurité coopérative » [2].

Dans cette « guerre de nécessité », par opposition aux « guerres par choix » de l’après-guerre froide, l’OTAN ne « maîtrise plus l’agenda » et doit accroître son niveau de préparation afin de défendre correctement les territoires de ses membres si nécessaire.

De nouveaux types de capacités sont nécessaires pour relever le défi des opérations multi-domaines, qui requièrent synchronisation, rapidité et force. L’OTAN doit notamment s’appuyer sur des avantages technologiques partout où elle le peut, que ce soit dans « la transformation numérique (…), les technologies autonomes, la physique quantique ou le big data ». Mais au-delà des nouvelles capacités, ce qui est également crucial, c’est le développement d’un « nouvel état d’esprit, d’une nouvelle doctrine et d’une nouvelle formation ».

Prendre du recul sur l’approche « Just in Time » de la logistique de l’après-guerre froide

Le général a insisté sur le fait que « nous devons être prêts pour la prochaine guerre, pas pour la dernière », confirmant que la question des stocks militaires est un défi majeur auquel l’OTAN est confrontée : « Personne ne pourrait soutenir une guerre avec le niveau de consommation de matériel militaire et de munitions que l’on observe aujourd’hui sur les champs de bataille ukrainiens. »

Si l’OTAN revient à un défi semblable à celui de la guerre froide, l’infrastructure nécessaire pour soutenir une intensité élevée ne ressemble pas à celle qui prévalait après la Seconde guerre mondiale, lorsque les armées pouvaient s’appuyer sur de « vastes organisations logistiques ».

Aujourd’hui, « l’utilisation extensive du « Just in Time » pour éviter les inventaires et les stocks tout en externalisant constamment » a conduit à des capacités logistiques et de maintenance très faibles au sein des forces armées.

Il est nécessaire de faire quelques pas en arrière pour reconstruire les entrepôts et les dépôts qui n’existent plus, pour restaurer la production de munitions, mais aussi « les ressources humaines pour les stocker et les entretenir », ainsi que « les capacités de transport stratégique et tactique et les axes de réapprovisionnement ».

Cette réforme en cours doit équilibrer quantité et qualité, l’accent étant mis sur l’amélioration de l’interopérabilité et de la normalisation : « le fait que l’OTAN ait livré seize types d’obus d’artillerie différents à l’Ukraine depuis le début du conflit n’est pas un bon exemple de normalisation », a déclaré le général Caruso.

L’un des défis à cet égard pour les commandants de l’OTAN est le fait que la logistique relève de la responsabilité nationale, alors que les décisions de l’OTAN sont prises par consensus : les normes de l’OTAN constituent de facto « un accord de référence a minima », alors que l’OTAN n’est en mesure que de « faciliter la normalisation », sans avoir de pouvoir d’exécution.

Un tel processus nécessite également le soutien de l’ensemble de la nation, car « au bout d’un an de conflit, on voit bien que la guerre ne peut être menée par les seules forces armées ». Ces dernières doivent être régénérées et faire appel à la résilience de chaque nation : cela « nécessitera un changement de philosophie et d’état d’esprit, car nous ne pouvons pas être en retard. C’est ce qui fera la différence entre la défaite et la victoire », a-t-il déclaré.

Au cours de la séance de questions-réponses, il a ensuite souligné que le maintien des chaînes d’approvisionnement, l’amélioration de la mobilité, ainsi que des lignes de réapprovisionnement et de communication, mais aussi le pré-positionnement de munitions et d’équipements, étaient essentiels pour gagner du temps. En cas d’agression, nous n’aurons en effet « pas le temps de réagir à temps ».

L’Ukraine est une « guerre d’usure et est devenue une bataille logistique », a-t-il conclu.

Photo : PGM © OTAN, 2020

Bruno CANTIN : Les initiatives logistiques multinationales de l’OTAN, une réussite cruciale pour permettre aux plus petits membres de participer aux opérations de combat

 

La guerre de Bosnie et la naissance de la coopération multinationale en matière de logistique

Au travers de sa présentation et de la séance de questions-réponses, Bruno Cantin a donné un aperçu historique de l’évolution de la logistique multinationale de l’OTAN, dont la genèse remonte à 1994, lorsque la Force de mise en œuvre (IFOR) a été envoyée dans l’ex-Yougoslavie : « il s’agissait de la première opération majeure de l’OTAN pour des forces terrestres », se souvient l’expert, qui était alors commandant d’un bataillon logistique. « Nous n’avions pas de soutes à munitions et nous étions très préoccupés par la sécurité de nos soldats ».

Pour lui, il s’agit là du « premier signal d’alarme » qui a incité l’OTAN à faire appel à des sous-traitants pour soutenir les forces. C’est ainsi que l’OTAN a repris les contrats de fourniture de carburant et de nourriture initiés par ses prédécesseurs des Nations Unies déployés dans le cadre de leurs missions de maintien de la paix.

La coopération multinationale en matière de logistique est née de la nécessité de « veiller à ce que les petits pays puissent contribuer aux opérations avec leurs forces de combat sans se soucier de la logistique (…). Le Groupe interarmées de soutien logistique a été mis en place ». Il a très bien fonctionné depuis, notamment sur des théâtres comme l’Afghanistan, où l’on trouvait « plus de contractants que de fantassins (avec un ratio de 1,4 à 1) ».

Gardant à l’esprit que les quatre plus grands membres de l’OTAN sont mieux à même de soutenir leurs propres forces que la plupart des autres nations membres, Bruno Cantin a souligné le fait que la grande réussite de la logistique multinationale au cours des dernières décennies fut de permettre aux forces de combat des plus petits pays de combattre sur la ligne de front, ainsi que de les inciter à développer leur propre expertise dans ce domaine.

L’Organisation de soutien et d’acquisition de l’OTAN (NSPA [3]) s’avéra de plus en plus impliquée, notamment avec la création du programme SALIS (« Strategic Airlift International Solution » [4]) pour la location de moyens de transport aérien stratégique, tandis que les pays ont assumé des responsabilités croissantes et pris de plus en plus d’initiatives dans ce domaine, comme par exemple
– le Centre multinational de coordination logistique tchèque [5];
– le développement par la Norvège d’une initiative multinationale de transport maritime[6];
– le développement par les Pays-Bas d’une coordination multinationale pour le transport aérien [7];
– L’initiative française sur les unités multinationales de carburant, appelée MCPU (« Modular Combined Petroleum Unit » [8]), la France étant « l’allié connu au sein de l’OTAN pour la meilleure gestion des carburants », selon Bruno Cantin.

Soutenir l’Ukraine : Une histoire de PFP

A peu près au même moment que la guerre en ex-Yougoslavie, au début des années 1990, a été créé le Partenariat pour la paix (PFP pour « Partnership For Peace »), qui proposait à tout pays qui le souhaitait de développer une coopération bilatérale avec l’OTAN. La plupart des pays participants de l’époque sont aujourd’hui membres de l’OTAN.

L’Ukraine a rejoint ce programme en 1994 et a participé depuis lors à de nombreux comités et forums qui améliorent l’interopérabilité par le biais d’accords de normalisation.

Bruno Cantin, qui traite avec ses homologues ukrainiens dans les forums logistiques de l’OTAN depuis 1999, a souligné que c’est la raison pour laquelle l’assistance actuelle de l’OTAN dans le domaine des munitions a pu avoir lieu, car des accords ont été mis en place non seulement en termes de spécificités techniques, mais aussi de sécurité des transports.

Toutefois, les pays de l’OTAN doivent encore relever le défi de soutenir à moyen et à long termes un tir quotidien de sept mille munitions en Ukraine : « L’OTAN collabore avec ses membres pour fournir des munitions, mais les pays utilisent leurs propres stocks, y compris ceux qui sont normalement dédiés à l’OTAN. (…) Chaque pays doit reconsidérer l’attitude qui primait au nom des dividendes de la paix pendant la période de l’après-guerre froide », a-t-il déclaré.

Plusieurs initiatives de l’OTAN sont renforcées, comme le partenariat pour le soutien des munitions de la NSPA ou l’initiative sur les entrepôts multinationaux de munitions de l’OTAN (MAWI pour « Multinational Ammunition Warehouse Initiative » [9]), et doivent être étendues au-delà des munitions.

Pour Bruno Cantin, voici quelques-unes des lignes directrices que les membres de l’OTAN doivent suivre pour être en mesure d’adapter leur réponse aux défis à venir :
1. Augmenter les budgets militaires.
2. Accélérer les procédures d’acquisition.
3. Réformer les réglementations pour renforcer la coopération.
4. Améliorer le stockage et les capacités en matière de munitions.
5. Améliorer le partage des informations industrielles quant à l’expression des besoins militaires futurs.
6. Réduire les lacunes en matière de capacités industrielles.
7. Rétablir la production de stocks et mettre fin au « Just in Time ».
8. Renforcer la sécurité d’approvisionnement en matières premières.
9. Améliorer les développements de haute technologie.
10. Augmenter le volume de personnel spécialisé.
11. Etc.

Un tel effort doit être collectif, tandis que « davantage d’alliés ont satisfait à l’exigence de consacrer 2% de leur PNB au profit d’investissements de défense », parce que « nous sommes plus forts ensemble ». Ce qui constitue en soi une bonne nouvelle…. 

Système d’artillerie de la Royal Army AS90 © OTAN, 24 mars 2023

Léo PERIA-PEIGNE : Chaînes d’approvisionnement : inverser la logique de mondialisation et retrouver les modèles d’arsenaux nationaux ?

Quand les stocks militaires deviennent un sujet d’actualité

Léo Péria-Peigné, auteur d’une étude sur le sujet publiée en décembre 2022 [10], a commencé sa présentation en expliquant l’évolution de la politique de stockage militaire de la France, qui s’est alignée sur celle de ses voisins. La fin de la Guerre froide et l’ère des missions de maintien de la paix ont conduit à la réduction des budgets militaires et, dans le cas de la France, à une succession de réformes structurelles au sein des forces armées, à commencer par la professionnalisation de ces dernières et la fin de la conscription.

La recherche d’économies s’est traduite par l’adoption du « Just in Time » en matière de stockage. Et ce n’est qu’en 2015, avec les attentats terroristes, que les autorités politiques françaises ont pris conscience de la nécessité de « réparer » le glissement des dépenses militaires : « un lent programme de réparation s’est mis en place »…

Avec l’Ukraine, la question des stocks militaires a fait son entrée dans les actualités, mais il n’y a pas encore eu de véritable changement partout, simplement parce que l’inflation et l’accès aux matières premières impactent sur le montant des investissements réellement alloués à ce domaine.

L’expert a cité la Pologne comme nation ayant commencé à vraiment et effectivement relancer la production de masse, et Rheinmetall comme entreprise faisant de même. Il a également souligné les mécanismes de coopération existant actuellement entre l’OTAN et l’Union européenne pour reconstituer les stocks et allouer du matériel à l’Ukraine.

« Les crises sont tout autant mondialisées que le sont les marchés »

Le chercheur de l’IFRI a souligné le fait qu’alors que la plupart des décideurs se concentraient sur la construction d’équipements plus complexes et à plus haute valeur ajoutée, l’idée était qu’ « ils pourraient toujours acheter sur étagère » et trouver sur le marché international les approvisionnements dont ils auraient besoin en cas de crise.

Cela a fonctionné tant que les crises étaient limitées à une région, mais avec la survenue d’une crise au niveau mondial, le marché est devenu une source de concurrence et de tension, et l’accès n’est pas aussi facile qu’on l’imaginait à l’époque. « Aujourd’hui, les crises sont tout autant mondialisées que le sont les marchés », a-t-il déclaré en citant l’exemple de l’explosion de la demande de poudre sur le marché.

Toute la logique des dix à quinze dernières années doit être inversée en mettant l’accent sur la relocalisation de la production. Des changements positifs ont eu lieu, mais Léo Péria-Peigné ne voit pas encore de « changement systémique » et craint qu’une fois la guerre en Ukraine terminée, les choses ne reviennent à la normale dans ce domaine.

Alors que nous reconstruisons nos capacités de production, nous devons garder à l’esprit les modèles sud-coréen et turc, qui sont très présents sur le champ de bataille ukrainien. Contrairement aux producteurs d’armes traditionnels, ces deux pays peuvent produire en masse et n’ont pas besoin d’exporter pour produire des équipements militaires dans le segment technologique médian (y compris les avions de la génération 4.5).

Ces nouveaux venus du « modèle d’arsenal national » sur le marché international de l’armement sont sans aucun doute un signal de changement, lequel impacte clairement la manière dont nous pourrions repenser nos stratégies industrielles, a conclu le chercheur en clôturant la séance de questions et réponses.

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